EXCLUSIF — La Cour supérieure invalide le motif raisonnable de l’article 14 de la loi sur le tabac

Les dépanneurs qui ragent et désespèrent devant la sévérité de la loi québécoise sur le tabac en matière de vente aux mineurs trouveront ici de quoi rêver à une justice plus clémente à leur égard.

En effet, deux jugements récents de la Cour supérieure survenus presque coup sur coup viennent tous deux de jeter une douche d’eau froide sur les prétentions du MSSS à l’effet que la diligence raisonnable d’un employeur n’est pas suffisante en soi pour l’acquitter d’une vente de tabac à un mineur, ce dernier étant tenu de prouver, en outre, que son commis avait un “motif raisonnable” de croire que le client était majeur, tel que l’édicte le second volet controversé de l’article 14 de la loi sur le tabac.

Au cours des dernières semaines, tant l’honorable Éliane B. Perreault que l’honorable Manon Lavoie de la Cour Supérieure ont servi une sérieuse rebuffade aux procureurs du MSSS et ce, au grand dam de ces derniers.

Face à deux cas d’appels complètement distincts, voire même opposés, les juges en sont arrivées à la même conclusion, à savoir que la diligence raisonnable d’un propriétaire de dépanneur est le seul critère qui doit être pris en compte pour juger de sa culpabilité, peu importe ce que l’article 14 spécifie!

Et c’est bien la première fois, en fait, que la Direction des poursuites pénales et criminelles (DPCP), qui représente le MSSS devant les tribunaux, voit son argumentaire en faveur du second volet de l’article 14 aussi clairement battu en brèche par la Cour supérieure.

Est-ce donc la fin de cette controverse juridique et surtout, de l’acharnement de Québec à vouloir plaider cette disposition dans des causes du genre et ce, depuis une dizaine d’années environ?

Hélas, loin s’en faut… il reste encore de nombreux jalons à parcourir pour en avoir la certitude. Mais à tout le moins, on peut avancer ici sans trop se tromper que les choses évoluent dans le bon sens!

impact article 14 dépanneur tabac
L’enjeu du second volet de l’article 14 est bien tangible pour les dépanneurs car si son application orthodoxe devait être avalisée par les plus hauts tribunaux comme le souhaiterait le MSSS, les dépanneurs auront un fardeau beaucoup plus lourd à rencontrer en matière de cartage afin d’éviter les amendes. Plusieurs ont d’ailleurs déjà commencé à appliquer certaines des mesures présentées ici.
Deux appels distincts, une même conclusion

Rappelons brièvement les causes entendues.

Dans le premier cas, celui de la juge Perreault, le gouvernement allait en appel d’un acquittement rendu le 28 août 2019 par le juge de paix magistrat Jean-Georges Laliberté (voir article à son sujet ici) en faveur du Groupe Harnois (Proxi, Pétro-T, Esso) et ce, dans la foulée d’une vente de tabac à un mineur qui s’est déroulée le 1er août 2017 dans un magasin de la chaîne à Rawdon (voir le jugement ici).

En résumé, l’État demandait à la Cour supérieure de renverser l’acquittement accordé à Harnois pour un verdict de culpabilité.

Pour motiver leur requête en appel, les procureurs travaillant pour le compte du MSSS ont plaidé que l’employée fautive d’Harnois n’avait pas de motif raisonnable de croire que l’acheteur de tabac était majeur et que pour cette raison, l’exploitant devait être trouvé coupable en vertu du deuxième volet de l’article 14 de la loi québécoise sur le tabac dont voici le libellé précis:

« Dans une poursuite intentée (…), le défendeur n’encourt aucune peine s’il prouve qu’il a agi avec diligence raisonnable pour constater l’âge de la personne et qu’il avait un motif raisonnable de croire que celle-ci était majeure. » – Article 14 de la loi concernant la lutte au tabagisme

Dans sa décision (voir ici), la magistrate (elle-même ancienne procureure) rejette cet argument du revers de la main. Elle estime plutôt que l’Honorable juge Laliberté n’a pas commis d’erreur révisable en acquittant Harnois sur la seule reconnaissance de sa diligence raisonnable.

juge éliane perreault« Le Tribunal considère que malgré l’erreur d’inattention commise par son employée, Groupe Harnois ne peut être tenue responsable de cette vente de tabac à un mineur car les mesures qu’elle a mise en place satisfont à ce que la doctrine et la jurisprudence considèrent comme la diligence raisonnable. » — Juge Éliane B. Perreault, Cour supérieure

Dans le second cas, c’est tout à fait l’inverse. Ici, c’est Couche-Tard qui va en appel d’un jugement de culpabilité rendu le 23 mars 2018 pour une vente à un mineur survenue le 25 novembre 2015 dans un magasin du Lac St-Jean.

La bannière demande ainsi à la Cour supérieure de renverser ce jugement de culpabilité en acquittement dû au fait que sa diligence raisonnable a été reconnue par le tribunal. L’exigence en sus d’un motif raisonnable par le commis, plaide-t-elle, est “contraire au principe fondamental de responsabilité pénale. Une peine ne doit pas être infligée à ceux qui n’ont commis aucune faute”.

La juge Lavoie abonde dans le même sens. Dans sa décision (voir ici), elle trouve visiblement excessive l’imposition d’un motif raisonnable, assimilant cette exigence à une interprétation “littérale” de la loi.

« Le Tribunal est d’avis que le libellé de l’article 14 ne requiert pas de l’appelante (Couche-Tard) qu’elle constate elle-même l’âge de l’acheteur, mais exige qu’elle prenne les mesures nécessaires pour que la Loi soit respectée par ses employés. L’interprétation littérale de cet article retenue par le juge d’instance amène à une conclusion incohérente qui oblige la présence permanente de l’employeur sur les lieux de son travail afin d’éviter une condamnation. » — Juge Manon Gervais, Cour supérieure

De plus, la juge cite une multitude de décisions dans lesquelles ce point de vue a été avalisé et reconnu.  Fait intéressant, il s’agit de la même juge qui a récemment rendu une décision invalidant l’interdiction de cultiver du cannabis au Québec.

Une guerre de tranchées juridique

Est-ce donc la fin de cette satanée interprétation de l’article 14 par le gouvernement? Pas encore.

Il faut savoir que depuis une dizaine d’années au moins, les procureurs du MSSS se sont mis à plaider cette disposition de plus en plus agressivement pour gagner davantage de causes. Les avocats des dépanneurs, pour leur part, y opposent une farouche résistance ce qui mène à une véritable guerre de tranchées, avec des victoires et défaites des deux côtés selon la cause plaidée et le juge attitré.

Le noeud de cette bataille sans pitié, qui fascine sans doute les juristes, fait appel à de grandes notions de droit comme la responsabilité stricte versus absolue qui, bien qu’à des années lumières des préoccupations quotidiennes des dépanneurs, n’en constituent pas moins l’un des grands fondements de justice de notre pays reconnus par le plus haut tribunal.

En effet, le principe sacré de la diligence raisonnable a été avalisé par la Cour Suprême en 1978 dans le célèbre jugement Sault-Sainte-Marie et ce dernier s’applique dans la plupart des causes qui invoquent une responsabilité stricte et non absolue.

Mais ce jugement date de 40 ans. Est-il encore étanche? Le gouvernement du Québec n’a-t-il pas le droit d’y aménager des conditions, clauses ou exigences additionnalles sans tomber dans la responsabilité absolue? Ce sont toutes des questions que les tribunaux supérieurs devront trancher dans les prochaines années, les deux jugements évoqués dans cet article ne représentant que la ligne de départ du long parcours à venir.

Jusqu’en Cour suprême s’il le faut

L’affrontement juridique prend donc de l’altitude et il serait vain d’espérer voir le gouvernement lancer la serviette avant d’avoir épuisé la totalité de ses recours.

En effet, on peut parier que le DPCP ne laissera pas les choses en l’état et voudra aller en appel des deux décisions récentes. Nous le saurons à la mi-mars puisque le gouvernement a un mois maximim pour faire connaître ses intentions.

En parallèle, il semblerait que certains ont déjà pris les devants et décidé de couper court aux étapes en challengeant le gouvernement sur le fond de cette question.

Deux requêtes en inconstitutionnalité auraient ainsi été déposées à la Cour supérieure eut égard au deuxième volet de l’article 14.  Une grande chaîne de dépanneur, d’une part, et un commerce indépendant, d’autre part, auraient pris les devants pour faire déclarer inconstitutionnel l’application de ce règlement sur la base des prérogatives et juridictions dévolues au Québec dans la constitution.

Mais peu importe le parcours que cela prendra, tous les chemins mènent à la Cour Suprême qui, au final, aura seule l’autorité de juger une fois pour toutes de l’applicabilité de ce règlement, voire même de son existence pure et simple.

Un jugement favorable pourrait fort bien forcer Québec à modifier sa loi en retirant carrément le second volet de l’article 14. On dira tous alors: bon débarras!

cour suprême canada
C’est vraisemblablement aux neuf juges de la Cour suprême du Canada que reviendra la tâche de déterminer si Québec peut exiger, comme il le fait dans sa loi sur le tabac, une condition additionnelle à la diligence raisonnable tel que spécifié dans le deuxième volet de l’article 14. Cela pourrait prendre encore plusieurs années avant d’être fixé sur cette question.
En attendant, pas de changement!

En conclusion, et bien qu’il faille se réjouir des récents jugements, rien ne change pour les dépanneurs à court terme.

Ceux qui doivent affronter le tribunal peuvent toujours tenter d’invoquer les jugements Perreault et Lavoie, mais la poursuite aura tôt fait de leur opposer d’autres jugements ou encore, une procédure en appel.

Mieux vaut donc, pour le moment, invoquer un motif raisonnable en sus de la diligence raisonnable et surtout, faire témoigner l’employé autant que possible au procès pour vider cette question.

Si l’employé ne peut témoigner parce qu’il n’est plus à l’emploi du dépanneur ou pour d’autre raison, il conviendra d’expliquer au tribunal les raisons et l’impuissance du détaillant à ce chapitre.

Autrement dit, s’il s’agissait d’un combat de boxe, les deux récents jugements de la Cour supérieure sont l’équivalent de solides droites au menton de la part des dépanneurs. Mais pas de K.O. encore!

De fait, nous ne sommes qu’au 5e round. Et l’adversaire est toujours debout sur ses deux pattes.

Mais le jour où le “motif raisonnable de croire qu’un client est majeur” ne sera plus qu’un vague souvenir semble plus proche et accessible que jamais.

Les dépanneurs, à tout le moins, sont déterminés dans leur cause et sûrs de leur bon droit. Et ils ont bien raison!

Un commentaire sur "EXCLUSIF — La Cour supérieure invalide le motif raisonnable de l’article 14 de la loi sur le tabac"

  • 26 février 2020 à 22:28
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    C’est vraiment hallucinant les sommes farraminantes que notre gouvernement sale est prêt à gaspiller en appels à l’infinie à même les poches des contribuables, évidemment en plus sans notre concensentement… tout ça par entêtement et orgueil mal placé!

    Malheureusement on a pas tous les poches aussi profondes que les grandes chaînes comme Couche-Tard, Métro/IGA etc, et à force qu’ils étirent les procédures sans arrêt les petits indépendants ont tous le temps 100 fois de crever en se faisant saigner à blanc et se faire harceler par le MSSS.

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