2 – Visa et MasterCard ont complètement investi le système de paiement canadien

Depuis que Visa et MasterCard ont fait exploser les frais de transaction par carte de crédit en 2008, les détaillants de tous horizons pressent Ottawa de limiter ces taux par l’imposition d’un plafond réglementaire, comme en Europe.
Or, 10 ans plus tard, Ottawa s’y refuse toujours, préférant des réductions cosmétiques par le biais d’ententes volontaires. Pourquoi?
Dans une série d’articles intitulée « Les mémos secrets de Bill Morneau », DepQuébec tente de comprendre le point du vue du gouvernement fédéral dans ce dossier à partir de mémos ministériels secrets et exclusifs obtenus en primeur via la loi d’accès à l’information.
Aujourd’hui, le 2e volet de cette série se penche sur l’importance démesurée qu’occupent désormais VISA et MasterCard au sein du système de paiement canadien.

De manière surprenante, la lourde porte en chêne massif s’est refermée sans bruit.

Dans la salle feutrée du parlement, un Bill Morneau détendu et souriant discute de tout et de rien avec une poignée de représentants d’association de détaillants, question de les mettre à l’aise.

Puis, c’est à tour de rôle que ces derniers, passant du français à l’anglais et vice-versa, passent à l’offensive, chacun tentant d’illustrer au mieux la misère, l’injustice et l’opprobe des frais de cartes de crédit.

Et voulant sans doute frapper l’imagination du ministre, l’un d’entre eux y va d’une image choc.

“M. Morneau, imaginez la frustration et la colère d’un propriétaire de dépanneur avec essence. Il travaille comme un débile à exploiter un magasin ouvert sept jours sur sept, de 7h à 23h. Il gagne 3 sous par litre d’essence vendu, peu importe le prix à la pompe. Or, dès que l’essence monte à 1,50$ et que le client paie avec une carte VISA privilège à 2%, faites le calcul, c’est fini: son trois sous vient de disparaître dans le néant, aspiré par le vacuum des frais d’interchange de sorte qu’il se retrouve avec rien!”

Rien comme zéro, trou de beigne ou courant d’air.

Bienvenue dans “l’évaluation des frais imposés par les réseaux de cartes de crédit et des effets de la réduction de ces frais”, une ronde informelle de consultation lancée par le ministère des Finances en septembre 2016.

L’objectif de cette étude, qui s’est poursuivie jusqu’à l’été 2017, est de “déterminer s’il existe un équilibre approprié entre les coûts et les bénéfices des transactions par carte de crédit pour les détaillants et les consommateurs ainsi que d’examiner les effets des réductions volontaires de frais”. Elle consiste non pas en une tournée, mais bien en analyses internes, discussions avec différentes juridictions et consultations avec les parties prenantes.

Dans le cadre de son “évaluation du système de paiement”, les mémos secrets de Bill Morneau révèlent que le ministère des Finances a rencontré 20 groupes concernés par l’enjeu des frais de cartes de crédit. Sur cette photo prise en juin 2017, le ministre Bill Morneau rencontrait les représentants de la coalition “Small Business Matters” formée de détaillants et restaurateurs.

L’air concentré, M. Morneau assimile les arguments, opine, fronce les sourcils et compatit. Le sang, la sueur et le dur labeur des propriétaires de dépanneurs et autres détaillants se font littéralement siphonner en grande partie par les frais de carte de crédit, des frais qui ne riment à rien pour eux, qui ne procurent rien de tangible et qu’ils sont incapables de négocier, n’ayant aucun pouvoir ou effet de levier à opposer aux grandes banques et compagnies de carte de crédit.

L’adjoint du ministre, assis à sa droite, demeure toutefois silencieux. Sa perspective est toute autre.

Car si d’un côté, il y a certes la réalité des détaillants, de l’autre, il y a celle, autrement plus stratégique et porteuse, des consommateurs dont les dépenses font carrément la pluie et le beau temps de l’économie et soutiennent l’emploi d’un océan à l’autre du pays.

Jamais sans ma carte

Bien que fortement caviardés, les mémos secrets de Bill Morneau sont révélateurs par ce qu’ils contiennent et omettent. Et fort heureusement, les analyses de fond présentées dans ces documents survivent en général aux ciseaux de la censure.

Or, ces dernières sont révélatrices en indiquant les données importantes aux yeux du gouvernement.

Et que voit-on? Une analyse des 5 à 6 milliards extorqués aux détaillants chaque année?  Pas du tout.

Pariez plutôt sur un portrait dramatique soulignant la croissance démesurée et colossale qu’a pris le paiement par carte de crédit au Canada depuis plusieurs années.

Ce n’est pas compliqué: à en croire les mémos secrets, les Canadiens ne peuvent plus se passer de leur carte de crédit… ils en sont complètement gagas!

Pour quelques milliards de moins

Si d’emblée l’on sait que plafonner les frais de carte de crédit fera économiser quelques milliards aux détaillants (et aux consommateurs via une baisse de prix), la question que semble se poser le gouvernement est quel sera l’impact de la perte de récompense auprès des consommateurs et surtout, auprès de leur propension à dépenser.

Car depuis 2008, année où VISA et MasterCard ont ouvert tout grand le robinet des récompenses, points payants, privilèges et tutti quanti, les consommateurs n’ont cessé de leur donner raison et d’accroître en nombre de plus en plus grand leur appétit de dépenser.

Selon les mémos secrets, les Canadiens se fient de plus en plus sur leur carte de crédit pour payer leurs dépenses. Celles-ci sont même passées de 300 à 500 milliards $ par année depuis 2008, soit près DU TIERS du PIB au pays. Et quant au nombre de transactions, celles par carte de crédit pourraient bientôt dépasser, d’ici quelques années, les transactions en espèces!

Les détaillants aiment par ailleurs rappeler au gouvernement que l’Europe et l’Australie ont légiféré de manière à plafonner les frais de cartes de crédit. Ce qu’ils ne savent pas, en revanche, est que le Canada est beaucoup plus entiché des paiements par carte que partout ailleurs au monde mis à part en Corée du Sud, un pays où les frais d’interchange sont inexistants.

Aux yeux des conseillers de Bill Morneau, le Canada se trouve dans une classe à part en matière de carte de crédit. Les Canadiens en sort fortement entichés, bien plus que dans la plupart des pays dont ceux qui ont légiféré pour plafonner les frais.

L’amour des Canadiens pour leur carte de crédit est, de fait, quasiment unique au monde. Il dépasse de loin les États-Unis non pas quant au nombre de transaction, mais bien quant à la valeur moyenne de chaque transaction, un indice encore plus probant.

Les mémos secrets rappellent que des pays comme l’Australie , la France, l’Allemagne ou l’Autriche sont très loin derrière le Canada en ce qui a trait aux taux d’utilisation des cartes de crédit dans les transactions courantes.

Oui mais, reste que cette popularité des cartes de crédit n’est-elle pas néfaste en encourageant les consommateurs à dépenser au-delà de leurs moyens? Pas du tout! Les données contenues dans les mémos secrets révèlent que ce sont les Canadiens les plus éduqués et les plus fortunés qui sont les plus enthousiastes vis-à-vis l’utilisation de leur carte. Et ces derniers paient en général leur solde au complet à la fin du mois!

La popularité grandissante n’est pas synonyme de trappe financière selon ces données qui démontrent que les Canadiens les plus fortunés et éduqués sont parmi ceux qui utilisent les plus les cartes privilège.

Quant à l’existence d’un duopole, il ne fait aucun doute. Visa et MasterCard se partage la quasi-totalité du marché et de manière surprenante, MasterCard a presqu’autant de cartes en circulation que VISA.

Si VISA détient la main haute du volume de dépenses traitées, MasterCard a presque autant de cartes émises que sa concurrente.
Un engouement qui appelle à l’État à la prudence

Le pari des grandes sociétés de carte de crédit au Canada lancé en 2008, soit celui de devenir carrément indispensables dans l’économie et le système de paiement, semble donc avoir été remporté.

En 2008, leur décision de multiplier les cartes à privilège a eu pour effet d’assommer les détaillants de frais d’interchange. En revanche, les consommateurs ont été largement au rendez-vous.

Et les consommateurs, à quelque part, ont toujours raison.

Cette fuite en avant s’est avérée payante: 10 ans plus tard, le modèle d’affaires de Visa et MasterCard est plus fort que jamais: les deux gèrent presque le double en valeur de transactions et pas un Canadien ne se promène désormais sur la rue sans traîner, dans leur poche, le logo de l’une ou de l’autre des deux grandes sociétés.

Dans le troisième volet de cette série, nous verrons comment de nouveaux développements, soulignés dans les mémos secrets, promettent tout de même de changer la dynamique de cette industrie au profit des détaillants, avec ou sans plafond réglementaire des taux.

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